Interview d’Emmanuel Daniel, le Tour de France des Alternatives
Ce qu’il y a d’encourageant dans le marasme moderne, c’est cette capacité que nous avons spontanément à nous entraider dans la diffusion des initiatives éthiques, les alternatives. Aussi, c’est par le biais d’un ami commun qu’Emmanuel Daniel et Etika Mondo sont entrés en contact alors qu’Emmanuel préparait son Tour de France des Alternatives. Etika Mondo partenaire de ce beau projet a donc participé à l’élaboration de sa feuille de route pour les territoires de Lyon via notre chère Aurore Naudin (chuchoteuse d’alternatives), et des Cévennes grâce à Boris, ainsi qu’à son financement à notre petite échelle, avant d’accueillir le FrenchTrotter à domicile. Puisque nos visions vont dans le même sens et se retrouvent sur les mêmes sentiers, il nous semblait opportun d’interviewer ce jeune journaliste éveillé.
Un Tour de France des alternatives pourquoi ?
Pour montrer aux Français que la misère, la violence (physique et sociale) qu’ils voient en allumant la TV ne constituent pas un horizon indépassable. En mettant en avant des alternatives concrètes à notre mode de vie actuel, qui passent habituellement dans l’angle mort des médias, je compte redonner espoir et envie d’agir à ceux qui me liront. En prouvant qu’il est possible de consommer, de produire, d’habiter, de travailler ensemble autrement, j’espère encourager mes lecteurs à s’engager à leur échelle dans la construction d’un mode de vie convivial et soutenable. L’autre objectif était de faire réaliser aux porteurs de projets qu’ils ne sont pas tous seuls, que partout en France, des gens partagent leurs valeurs.
Qu’est-ce qui t’a poussé à monter ce projet ?
J’ai été très tôt critique à l’égard du système. Je saoulais mes potes en leur parlant d’arnaque de la dette, de création monétaire, d’imposture démocratique, de la puissance des lobbys. Mais quand ils me demandaient ce que je proposais de mon côté, je n’avais pas grand chose à répondre. J’ai donc cherché à savoir s’il y avait des alternatives constructives à ce que je dénonçais. En enquêtant, j’ai fait le constat qu’il y en avait un paquet ! Je me suis dit que mon rôle en tant que journaliste était de contribuer à les faire connaître. Car si l’on n’a pas idée que d’autres modes de fonctionnement existent, on ne se battra pas pour les mettre en place.
Tu associes dans tes critiques du libéralisme des Lumières le volet individuel et le volet économique. Aspires-tu à un régime qui dirige ta vie ?
Je ne dénonce pas uniquement l’aspect économique du libéralisme mais aussi son aspect culturel. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc la philosophie des Lumières, simplement de rappeler que l’individualisme moderne prend sa source à cette époque. En faisant l’apologie de l’individu roi, libéré de ses carcans traditionnels (Eglise, famille, corporation…), ils ont contribué à nous faire croire que chaque humain se suffit à lui-même, qu’il n’a pas besoin des autres. J
Et puis le choix n’est pas binaire, il ne se limite pas à libéralisme mondialisé ou dictature ! On peut très bien être opposé à l’individualisme libéral, à la guerre du tous contre tous qu’implique la liberté sans la solidarité, et ne pas vouloir d’un tyran. D’ailleurs je ne crois pas aux dictateurs éclairés.
Ton utopie ?
Clairement, ce ne serait pas du communisme car je fuis tous les systèmes totalitaires et centralisés. Je ne dis pas qu’il y ait une démocratie idéale, mais la démocratie est nécessaire pour éviter que le pouvoir se retrouve entre peu de mains. Ce n’est pas une fin mais un moyen, une condition sine qua none à l’existence et la pérennité de sociétés justes. Je crois beaucoup au local autant au niveau économique que politique. Je suis partisan d’une « démocratie à portée de voix », comme disait Rousseau. L’échelon d’un territoire ou d’un bassin de vie me semble le plus pertinent car il permet aux citoyens de décider ensemble des problématiques qui les concernent et non de confier leur destin à une caste de professionnels de la politique. Howard Zinn disait : « Voting is easy and marginally useful, but it is a poor substitute for democracy, which requires direct action by concerned citizens » (Voter est facile et marginalement utile, mais c’est un substitut pauvre pour la démocratie qui requière l’action directe par des citoyens éclairés).
Je pense que la démocratie directe est possible. Les institutions Suisses sont intéressantes, bien que méconnues en France. Les citoyens disposent de nombreux leviers pour faire entendre leur voix et contrebalancer le pouvoir de leurs dirigeants. J’aspire également à une déprofessionnalisation de la politique qui passerait par des mandats courts et non renouvelables, une rotation des charges, une reddition des comptes et une révocabilité des élus. L’idée du tirage au sort est également intéressante car elle permet d’être tour à tour gouvernant et gouverné. Cette mesure évite également de donner le pouvoir à ceux qui le veulent le plus.
Bien que je suis séduit par le fédéralisme théorisé par Proudhon, je n’ai pas de modèle clé en main à proposer. Ce sera à l’ensemble des citoyens, une fois qu’ils auront pris conscience de leur capacité à gérer eux-mêmes leurs affaires, de décider de la façon dont ils souhaitent s’organiser.
Pourquoi « alternatives » ?
Alternatives est un mot un peu fourre tout et c’est pour ça que je l’ai choisi. Ca me permettait de traiter l’ensemble des projets existants qui proposaient autre chose que ce que propose le modèle dominant en termes de consommation, de production, de rapport entre les hommes, de gouvernance, d’alimentation, de travail… De montrer qu’il existe des possibilités de changement immédiat dans tous les domaines qui touchent à notre quotidien. Le but était de donner tort à Margarette Thatcher et son fameux « There is no alternatives » en montrant qu’au contraire, les alternatives sont nombreuses.
Quels freins et quels leviers as-tu identifié dans ta préparation ?
Personnellement, financièrement, professionnellement, rien ne m’empêchait de me lancer dans ce projet. Les gens demandent à savoir, à reprendre espoir. Car c’est triste de vivre en se disant que ce sera pire qu’avant. Vu que ce projet correspondait à une attente d’une partie de la population, j’ai pu le financer à hauteur de la moitié via du financement participatif. Je n’ai pas rencontré de problèmes particuliers depuis le début du projet. Tout s’est passé de manière idéale jusque là. Je me permets de citer mon père : « La vie est simple si on veut la rendre simple et compliquée si on veut la rendre compliquée ».
Quels sont les facteurs de succès de ton projet – est-ce que tu évalues ton projet – et si oui comment ?
Le nombre de visites sur les articles, les retours sur les réseaux sociaux et les messages que je reçois ainsi que les réactions des personnes à qui j’en parle. C’est donc subjectif, qualitatif et quantitatif. J’ai l’impression d’avoir déjà gagné mon pari et d’avoir apporté un truc à quelques personnes en leur montrant qu’il y avait d’autres choses de possible. En tout cas c’est ce que je retire des messages que j’ai reçu.
Quels choix d’alternatives ? Quels critères de sélection ?
Trois critères : le fait qu’elles soient ancrées localement, portées par des citoyens et non des collectivités et transférable ailleurs. Je voulais que ce soit des initiatives qui en plus de leurs objectifs recréent du lien social. L’idée est aussi que le projet soit applicable dans n’importe qu’elle région et qu’il ne dépende pas de la volonté de telle ou telle collectivité territoriale.
Ton rôle est d’initier ou d’informer ?
On m’a qualifié de colporteur et j’aime bien cette définition. J’informe et j’espère que derrière les gens décident d’agir. Mais ça, cette suite, le fait que les gens se prennent en main ou non, ne m’appartient pas. Je ne peux que l’espérer.
Pourquoi à l’échelle de la France ?
Parce qu’il y a déjà plein de personnes qui font des Tour du monde, d’Europe… Mais il n’y a pas besoin d’aller loin pour trouver des alternatives. Au contraire, le faire en France a plus d’impact, ça parle plus quand ça se passe en bas de chez toi. Et puis je bossais déjà au niveau national en tant que journaliste et je n’ai pas pensé à l’échelle très locale. Je suis resté sur mon terrain d’action.
As-tu pensé un thème particulier par lieu ?
Non.
Et est-ce que tu penses qu’il y a des thèmes favorisés en fonction des lieux ?
Je dirais qu’il y a plus de hippies là où il fait chaud. C’est pour ça que ça bouge pas mal dans la partie sud de la France. C’est frappant comme constat.
Quels types d’initiatives as-tu visités ?
Des initiatives qui touchent à tous les domaines du quotidien : alimentation, logement, entreprise, vie démocratique locale, éducation, santé, vivre ensemble… J’ai privilégié les structures de taille modeste car je ne pense pas que les mastodontes soient des alternatives. D’ailleurs une taille modeste favorise un fonctionnement horizontal. Avant il y avait des banques type Crédit agricole qui sont des banques mutualistes ou coopératives (ou le crédit mutuel). Elles ont pris des produits toxiques en Grèce. Leur statut ne les a pas empêché d’agir comme les autres banques. Je n’ai pas trouvé non plus de mastodonte éthique. Et puis un mastodonte n’est pas vraiment ancré localement. Ca exclu de fait les multinationales et les entreprises nationales. Et puis je cherchais surtout le Small is beautiful car le petit est une alternative à la démesure.
Est-ce que tu vis avec les initiatives que tu visites ?
Oui ! C’est du gonzo-journalisme à 100% : du journalisme en immersion. Pas sous fausse identité mais tu te fonds dans le milieu dans lequel tu évolues le temps d’un reportage.
Comment gères-tu l’influence amicale avec l’objectivité que le journalisme nécessite ?
Déjà je ne suis pas d’accord avec le postulat car le journalisme est forcément subjectif. On a tous notre prisme de lecture, notre avis sur le sujet. En gros aujourd’hui l’objectivité égale « pensée dominante ». Quand tu dis qu’il faut réduire les charges ou augmenter la compétitivité, c’est présenté comme étant de l’objectivité alors que c’est une orientation politique claire. En tant que journaliste, tout ce que je prétends être c’est honnête et donc forcément j’assume être en empathie avec beaucoup de personnes que je rencontre. En revanche je m’interdis d’occulter un problème ou un point fâcheux même si ça ne me fait pas plaisir d’en parler.
Quelle critique peux-tu faire des initiatives que tu as visitées ?
L’homogénéité des profils… je relativise mais plutôt « bobo-gaucho-écolo-classe-moyenne éduquée » que certains appelleraient les créatifs culturels. Du coup je relativise puisque c’est apparemment un groupe socioculturel en constante évolution. La seconde critique c’est la difficulté des initiatives à survivre à leur leader, car il y a souvent un ou une personne qui impulse une dynamique et quand ce leader part, si rien n’a été préparé ou si la préparation n’a pas été suffisante, la survie des initiatives est mise en péril. J’ai rencontré quelques initiatives dans cette situation.
Quelles sont leurs forces ?
D’être ancrées localement, portées par des citoyens et transposables ! Il y a aussi clairement leur côté pragmatique. Ce n’est pas de grands discours. C’est du concret. Ca parle directement aux gens : mettre les mains dans la terre, se réapproprier leur vie. Dès que les gens voient qu’ils sont capables de faire, forcément ça les touche de se réapproprier leur vie.
Quel est le scénario probable selon toi pour ces initiatives ?
Je pense que ces alternatives sont la réalité de demain. Il y a plein de facteurs qui font que l’on tend vers la démultiplication de ces alternatives. Le marasme économique qui crée mécaniquement des solidarités comme on l’a vu à la sortie de la sortie de la Seconde guerre mondiale avec l’apparition des Castors (aide à l’auto-construction), association qui reprend du service aujourd’hui. Les gens se serrent les coudes parce qu’ils n’ont pas le choix.
Mais il y a aussi la quête de sens. De plus en plus de personnes se posent des questions sur le sens de leur vie, de leur travail. Elles ne se reconnaissent plus dans le système et sont de plus en plus nombreuses à avoir le courage d’essayer autre chose. Et puis il y a la disparition du travail : il y a de moins en moins d’emploi et donc de plus en plus de personnes sur le carreau, notamment les jeunes diplômés sans travail. Ces personnes vont chercher à créer autre chose, à construire des alternatives. En gros ces « intellectuels recalés » vont contribuer à mettre à terre la société qui les a enfanté.
Mettre à terre ou faire évoluer ? Pourquoi ce constat pessimiste pour cet élan optimiste ?
Parce qu’il va falloir remplacer le vieux monde. Ce n’est pas pessimiste de croire que le vieux monde va disparaître. Justement je dis qu’il y a plein de facteurs qui concourent à l’émergence du nouveau monde.
Quelle est la fragilité des initiatives rencontrées ?
Leur fragilité est aussi leur force. Elles ne dépendent que de la volonté de certaines personnes à se mettre en marche. Il y a le leader et ceux qui lui emboîtent le pas. Si ces forces ne fonctionnent pas en nombre suffisant et suffisamment tôt, ces initiatives ne serviront à rien. Ce ne sera que du poil à gratter dans le système. Alors, que si elles se motivent, seules les forces armées pourront les arrêter. Et encore… si les gens ont décidé de s’organiser par eux-même, ce que font chaque personne que j’ai rencontré, et bien il n’y a qu’une armée qui pourra arrêter ces gens là car le pouvoir des oligarques actuels ne tient que de celui qu’on veut bien leur donner.
Le pire scénario ?
C’est qu’on perde la course contre la montre. Les risques sont écologiques, économiques et sociaux. Et ils sont réels. Si demain il y a un choc, qu’il soit économique ou environnemental, je ne suis pas certain que ce soit très gai. Je doute qu’on se réunisse tous, main dans la main, pour décider de la façon dont on partage les ressources. On n’est pas encore prêts pour ça, mais on s’en approche un peu plus chaque jour.
As-tu remarqué un besoin transversal à l’ensemble ou à une majorité des initiatives ?
La visibilité est un besoin qui revient. Ils ont tous envie de faire connaître leur projet.
Au regard de ton expérience à travers ces trois mois de voyage, quelle est la valeur ajoutée que peut apporter Etika Mondo aux initiatives rencontrées ?
Je pense que le réseau avec son partage des compétences fait que rien que de savoir qu’on n’est pas seul motive. Il y a peut-être des personnes qui vont faire la même chose dans les quatre coins de la France et du monde elles peuvent se renforcer mutuellement.
Identifies-tu des risques pour la réussite d’Etika Mondo ?
Oui. Je ne suis pas calé en label, mais je pense qu’il y a des gens qui peuvent ne pas comprendre l’intérêt de payer pour un label. Il y a donc la question de l’intérêt du label et la question du prix. Comme il y a une foule de label, il y a même une certaine méfiance à l’égard des labels. Et donc il y a un enjeu pour Etika Mondo de montrer que ce n’est pas une énième entreprise de greenwashing et à but lucratif qui est derrière tout ça.
Les dernières phrases que tu transmettrais à un enfant ?
Rire… [Emmanuel réfléchit]… La citation de Paul Eluard « Le nouveau monde existe, il est dans celui-ci ».
Emmanuel Daniel, 17 septembre 2013
Propos recueillis par Boris Aubligine pour Etika Mondo.
Le site du Tour de France des Alternatives d’Emmanuel Daniel :
http://www.tourdefrancedesalternatives.fr/
En réponse aux risques identifiés à l’égard d’Etika Mondo :
C’est justement parce qu’il y a de nombreux labels qui représentent à la fois tout et n’importe quoi qu’il nous semble important d’y faire le tri. Etika Mondo propose aux initiatives éthiques un audit qui réunit approche globale de l’initiative (environnement, structure, offre) et approche micro (étude au détail). Trois niveaux sont évalués : conscience des enjeux, connaissances des solutions, engagement responsable. Mais si la fonction évaluation est importante pour se défaire du greenwashing et garantir la qualité du réseau, là n’est pas l’essentiel de la mission d’Etika Mondo qui s’oriente plutôt sur l’éducation : permettre par cet audit à chaque initiative de vérifier sa prise en compte à tous les niveaux d’implication des enjeux et des solutions. Le second stade est que chaque initiative puisse puiser dans la connaissance collective des initiatives membres les solutions adaptées à leur problématique. Tout ceci a un coût et donc proposer un label payant engage tout simplement à participer aux frais pour pérenniser le projet. Le don comme moyen de financement, même secret, n’empêche en rien la dépendance à un organisme ou la main mise par une personne. Il nous semble dès lors que le partage des frais par les membres est le meilleur moyen d’indépendance pourvu que ces frais soient répartis équitablement et qu’une personne égale une voix dans les instances de décision.
Considérant que la consommation « responsable », c’est-à-dire « bio », « écolo », « socialement respectueuse » et certifiée est en constante croissance, il nous apparaît fondamental de ne pas la céder aux mains des multinationales et des grands lobbys (la consommation générale continue de tendre vers les grandes surfaces) et bien au contraire d’aider à sa redirection vers les initiatives éthiques et leurs réseaux. Voilà le défi que s’est donné Etika Mondo.
Nous proposons aussi aux labels éthiques de coopérer pour mutualiser nos compétences et ainsi nous renforcer au lieu de nous concurrencer. Dans ce cas, Etika Mondo fonctionne comme une fédération de labels puisque nous investissons un champ large d’activités (agriculture, habitat, tourisme, artisanat) dans le monde entier.
Malgré toute la pertinence du projet les risques identifiés par Emmanuel sont réels et nous espérons que cet échange contribuera justement à mieux nous faire connaître et comprendre du grand public.
Nous travaillons actuellement à la version 2 de notre site web et de notre blog qui sortiront courant octobre 2013. En attendant, vous pouvez toujours aller faire un tour sur nos versions précédentes :
La carte des initiatives éthiques : http://www.etikamondo.org/fr/map
Le site : http://www.etikamondo.org
Le blog : http://blog.etikamondo.com/
Facebook : https://www.facebook.com/EtikaMondo
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