
INTRODUCTION
L’heure de notre première exploration a sonné ! Nous avons fait le choix de commencer par Loos-en-Gohelle, petite ville du Bassin Minier dans le Pas-de-Calais. Mais pourquoi donc cette petite bourgade ? Parce que ce qu’on en raconte a éveillé notre curiosité.
Depuis quelques années, la ville de Loos-en-Gohelle a gagné la réputation de « Ville pilote du développement durable » pour son exemplarité en matière de transition écologique et de démocratie contributive. Nombreux sont les reportages et documentaires vantant son « éco-pôle », son travail de préservation de la biodiversité sur les terrils (ces fameuses collines noires de résidus miniers), le dynamisme de la vie associative ou encore le développement des démarches écologiques « citoyennes » (bacs de comestibles en libre-service, recyclage du marc de café en fertilisant, conversion de parcelles en agriculture biologique…). A première vue, la participation active des habitants et le volontarisme du maire, Jean-François Caron, ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de cette transformation.
Vous avez dit « participation », « vivre-ensemble » et « transition écologique » ? Nos oreilles se sont tendues, à l’affût d’indices pour mieux comprendre ce qui apparaît comme un conte de fées. Comment les habitants d’une ville populaire, entièrement sculptée par son histoire minière, ont-ils su se relever après l’effondrement de l’industrie charbonnière et la fin du système paternaliste, avec l’envie de s’engager dans la construction d’un projet commun pour l’avenir ? C’est ce que nous avons voulu mieux comprendre en allant à Loos-en-Gohelle.
CONTEXTE
Loos-en-Gohelle compte au début du 19ème siècle environ 900 habitants et vit principalement de l’agriculture. Elle connaît ensuite une transformation profonde avec plus d’un siècle d’exploitation minière. Aujourd’hui encore, l’organisation territoriale rappelle l’histoire minière de Loos-en-Gohelle. Au 19ème siècle, les Compagnies minières construisent en effet leurs propres cités ouvrières, qui organisent la vie des mineurs et de leurs familles autour des puits : ce sont les fameux « corons » rendus célèbres par Pierre Bachelet. Certaines cités (en bleu foncé) se retrouvent par conséquent très éloignées du centre historique de la ville (en orange). Ceci explique que la ville est actuellement divisée en trois parties : le centre-ville, les quartiers périphériques et, entre les deux, la zone de la Base 11/19 (dont nous vous reparlerons un peu plus loin).
Dans les années soixante, la ville compte près de 8 000 habitants, dont 5 000 mineurs qui descendent quotidiennement dans les puits. Puis, progressivement, les activités minières cessent, jusqu’à la fermeture du dernier puits en 1986. La ville est ensuite marquée par une politique volontariste de transition écologique, menée en tête de file par le maire, Jean-François Caron, qui semble être une figure clé de cette tentative de reconversion.
CHAPITRE 1 : L’art pour créer de la convivialité et des souvenirs communs
L’implantation de Culture Commune sur la Base 11/19
Nous vous proposons de commencer l’exploration de la ville par la fabrique théâtrale Culture Commune. Quand les puits 11 et 19 ferment en 1986, Jean-François Caron et de nombreuses familles de mineurs se battent pour que la base d’extraction et ses terrils – les plus hauts d’Europe – ne soient pas rasés. Rachetée pour un franc symbolique à la société charbonnière (les Houillères du Nord-Pas-de-Calais), la Base 11/19 est devenue un véritable symbole de la reconversion loosoise.
Les deux premières associations à s’être installées sur le site réaffecté, en 1998, laissent déjà entrevoir les deux piliers de cette reconversion, auquel s’ajoutera l’économie en 2005 :
# L’écologie : « La Chaîne des terrils » préserve et valorise le patrimoine naturel et historique du bassin minier, car les terrils ne sont pas seulement des reliques de l’époque du charbon : ils ont été peu à peu conquis par une biodiversité très particulière. Le schiste noir de ces résidus miniers amoncelés verdit peu à peu…
# La culture : Installée dans l’ancienne salle des pendus, là où les mineurs descendaient au fond, « Culture Commune » est à la fois une scène nationale pluridisciplinaire et une « fabrique théâtrale », c’est-à-dire un lieu de création artistique et culturelle qui se veut ancré sur le territoire pour répondre à des problématiques locales de société.
Objectif : travailler sur la mémoire et permettre d’imaginer un nouvel avenir commun
Lors de la création de Culture Commune en 1990, sa fondatrice Chantal Lamarre, sociologue de formation, a pensé le lieu comme un levier de transformation de ce territoire « en crise ». Alors que la vie des mineurs se trouve bouleversée suite à la fermeture des mines, l’objectif est de mettre la culture au service des habitants, comme moyen de valoriser l’histoire locale et participer à la création d’un nouvel avenir commun.
L’implantation de la fabrique théâtrale sur la Base 11/19 en 1998 apparaît comme un choix évident pour travailler sur la mémoire et la transition de la ville. Selon la Secrétaire générale de Culture Commune, il s’agissait de « créer des souvenirs ensemble qui ne soient pas que des souvenirs de la mine », de « créer une nouvelle histoire, de permettre une transition vers un autre monde, une autre vie ». L’objectif n’a pas évolué depuis.
Sortir du théâtre pour aller chercher la culture dans la rue
Pour que la culture devienne un levier de transformation sociale, la première étape a consisté à la faire sortir des lieux de création et de représentation institutionnels. Dans le bassin minier, la plupart des habitants n’avaient en effet jamais eu l’occasion de sortir « au théâtre ». Dans le cadre du système paternaliste, les sociétés charbonnières s’occupaient d’organiser de nombreux aspects de la vie des mineurs, dont les loisirs, qui étaient alors principalement centrés sur le javelot et la colombophilie.
Pour Culture Commune, s’installer sur la Base 11/19 permettait de sortir des lieux classiques de représentation artistique. Cependant, cela n’a pas suffit à faire venir les habitants, d’autant plus que l’ancien site industriel a longtemps été interdit aux personnes ne travaillant pas dans les mines. Il a donc fallu développer des « stratégies pour que les gens investissent ce lieu ». Le prix des spectacles varie de 0 à 12 euros et un système de navettes ou de covoiturage a été mis en place pour faciliter le déplacement des habitants.
Par ailleurs, les arts de la rue et les spectacles participatifs ont largement été utilisés. En partenariat avec une quarantaine de communes et d’intercommunalités (notamment grâce à son statut de scène nationale), Culture Commune organise de nombreux spectacles et festivals sur l’ensemble du bassin minier – spectacles qui se veulent ancrés dans le quotidien des habitants, dans la rue ou sur de petites scènes locales. La programmation comporte souvent des formes de culture anciennes ou populaires, comme le cirque, la kermesse, les feux de camp ou plus récemment des ateliers de cuisine théâtralisés. Selon un des médiateurs culturels de la fabrique théâtrale, ces spectacles de rue permettent par ailleurs de créer de la convivialité dans l’espace public, donc du lien et des souvenirs communs. Il suppose que c’est le « regard tendre » que les habitants portent sur ces pratiques anciennes qui suscite une participation large. Pour lui, « le faire ensemble peut permettre de briser des murs ».
Le but de la fabrique théâtrale n’est nullement d’« apporter de la culture » aux habitants, dans une logique d’éducation artistique. Les arts de rue et les spectacles populaires sont pensés comme une manière de « faire tomber les barrières culturelles, revenir à quelque chose de plus proche de la population que l’art contemporain » auquel il faut souvent avoir été initié pour en détenir les clefs de compréhension. Il s’agit plutôt de donner à voir la réalité d’une autre manière… de valoriser la culture locale grâce à des œuvres artistiques et culturelles (ce qui interroge sur les deux sens du terme « culture » en français). Selon Chantal Lamarre, « l’idée n’est pas d’amener une culture descendante, mais plutôt de partir des gens, proposer des rencontres avec des artistes, créer l’envie de voir, de comprendre, de pratiquer. Que les personnes du territoire s’emparent de ces pratiques, les enrichissent d’un contenu qui est le leur. On est devenu des pros du porte-à-porte » (1).
En partenariat avec la compagnie de théâtre HVDZ, en résidence permanente sur la Base 11/19, l’équipe de Culture Commune a ainsi développé un travail de création participative, avec et pour les habitants, en allant à leur rencontre. HVDZ récolte leur parole et la transforme en œuvre artistique. Comme l’indique le site internet de Culture Commune : « Depuis plus de dix ans, la compagnie HVDZ sillonne les quartiers et les villages de France, frappe aux portes, rencontre les habitants, collecte la parole ou des images, filme, danse dans les rues, les écoles ou les places publiques, implique, fait jouer, déclamer, bouger, s’exprimer » (2). En 2016, la compagnie a par exemple co-organisé le projet « Ici et là » qui combine des rencontres avec les habitants du bassin minier, un film-spectacle issu de ces rencontres et une randonnée sur les terrils ponctuée de saynètes théâtrales pour valoriser le patrimoine et la mémoire locale. Selon la Secrétaire générale de Culture Commune, « les gens ont besoin de se voir et de voir une image positive d’eux-mêmes, à la fois brute et bienveillante ». Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, donner la parole à des gens « ordinaires » et valoriser l’histoire de leur vie constitue un acte politique qui peut (re)générer des forces sociales, tant au niveau individuel que collectif. Finalement, l’enjeu n’est donc pas tant de faire sortir la culture du théâtre que d’aller la chercher ou de la créer là où les gens habitent.
Cependant, la programmation de spectacles participatifs reste une exception car, même si elle interroge les envies des habitants, Culture Commune ne crée pas de spectacles à proprement parler : il s’agit d’une scène nationale qui accueille des artistes en résidence et achète des droits de sessions à des compagnies à partir desquelles elle organise une programmation culturelle. La plupart des compagnies ne s’inscrivent pas dans des démarches participatives (et même les spectacles dits participatifs ne le sont pas toujours entièrement). Ainsi, la mission des médiateurs culturels de la fabrique ne consiste pas accompagner les habitants dans la création de leur propres œuvres, mais à « lutter à des formes d’empêchement d’accès à la culture » et « rendre légitimes [les habitants] aux arts qu'[elle] propose ». On peut donc s’interroger sur si cela ne consiste pas, dans une certaine mesure, à vouloir apporter une certaine vision de la culture aux habitants du territoire.
Par ailleurs, un spectateur très engagé dans l’éducation populaire nous a fait part des limites qu’il voyait dans les spectacles participatifs proposés par Culture Commune. Selon lui, les veillées de théâtre, son et lumière visant à valoriser les récits de vie collectés ne seraient finalement que peu « accessibles » pour les spectateurs et notamment pour ceux dont les histoires de vie sont intégrées aux spectacles. De plus, la transformation des récits de vie sous forme esthétique très contemporaine leur ferait perdre leur force politique, donc leur potentiel de transformation sociale. Mais quoiqu’il en soit, l’objectif de Culture Commune ne semble pas être d’avoir un véritable pouvoir de transformation politique. Comme son nom l’indique, la fabrique théâtrale utilise avant tout l’art pour créer du lien entre les habitants et des souvenirs communs, vécus à l’occasion de spectacles et de festivals.
L’art comme outil de médiation sociale
Depuis peu, Culture Commune a ouvert une annexe au sein de l’ancienne Cité minière des Provinces, à Lens. Bien que ce quartier soit situé juste à côté de la Base 11/19, les habitants ne font pas la démarche de rentrer sur l’ancien site industriel. Culture Commune vient donc d’y ouvrir une « Maison des Artistes et des Citoyens » qui se veut être un lieu ouvert d’échanges et d’accueil d’artistes en résidence. L’équipe espère ainsi relayer sa programmation plus largement auprès des habitants, mais aussi renforcer son impact social.
Mais ce n’est pas le seul objectif de cette initiative : au-delà de son rôle de médiation culturelle habituel, Culture Comme a endosser le rôle de médiateur social dans cette cité, à travers l’outil artistique. Le local des la Maison des Artistes et des Citoyens a en effet été mis à disposition par le bailleur social Sia Habitat qui souhaite « redynamiser la vie du quartier » au service du « bien vivre-ensemble » (3). Concrètement, Culture Commune développe des projets de médiation socio-culturelle pour apaiser les relations de voisinage et sensibiliser à l’éco-citoyenneté, mais aussi pour améliorer les rapports des habitants avec le bailleur social lui-même. Sia Habitat a en effet été critiqué dans cette cité où la rénovation urbaine a été mal accueillie par les locataires, notamment du fait de déménagements temporaires imposés et des travaux parfois perçus comme un « viol » de l’espace intime des habitants. Ainsi, Culture Commune a proposé un projet de médiation socio-culturelle autour des Padox, des marionnettes animées qui errent dans la Cité pendant le temps des travaux et qui reproduisent ensuite ce qu’elles ont observé par mimétisme, « avec maladresse et poésie ».
Reconnue par les pouvoirs publics comme un partenaire à part entière, Culture Commune est ainsi désormais sollicitée pour des services d’accompagnement artistique et culturel dans le cadre de transformations urbaines. Si les objectifs d’améliorer le vivre-ensemble et de sensibiliser aux pratiques écologiques sont tout à fait louables, un bémol mérite d’être signalé : ce type de commande peut présenter un risque d’instrumentalisation de la pratique artistique dans un but de maintien de l’ordre social.
Le mot de la fin : Culture commune pour des cultures plurielles
Avec Culture Commune, nous avons découvert comment l’art peut se mettre au service des habitants et des acteurs locaux : les récits de vie et les situations sociales génèrent des créations artistiques, qui influent elles-mêmes sur la perception des habitants de ces situations sociales, voire leur comportement. La médiation culturelle menée par l’association ne s’inscrit pas dans l’objectif dans un objectif de « démocratisation de l’art pour l’art » : il s’agit d’utiliser l’art pour améliorer le vivre-ensemble en se plaçant en tant que « passeurs » entre les habitants, entre eux et les acteurs institutionnels, entre la mémoire et la vision de l’avenir.
Pour nous qui découvrons le secteur culturel, il nous a semblé qu’il y avait là, un enjeu profondément démocratique. Pour éclairer cela, il faut remonter 50 ans plus tôt…
A partir des années 1960, André Malraux initie une politique de démocratisation culturelle passant par « l’accès pour le plus grand nombre aux œuvres capitales de l’humanité » (4). Cette époque connaît l’avènement des Maisons de la Culture. Le but est de mettre les Français en contact direct avec l’art classique et des œuvres réputées élitistes. Loin de toute médiation culturelle, il s’agit de créer une rencontre directe avec l’œuvre, sans risquer « l’appauvrissement de la vulgarisation simplificatrice » (5). Cette vision est restée dans de nombreuses institutions et structures culturelles. Finalement, cette volonté de démocratiser la culture par le haut est-elle si démocratique que cela ? A l’inverse, que veut dire aller chercher la culture dans le quotidien, là où la vie se fabrique ?
Et puis, que signifie « mettre la culture au service de la transformation d’un territoire » ? A partir de quand l’art peut-il véritablement servir les habitants, au-delà du rôle de divertissement et en évitant tout risque d’instrumentalisation ?
Ce sont des questions que nous avons commencé à nous poser à Loos-en-Gohelle. La culture rassemble ou clive. On ne lui attribue pas la même signification selon les époques, les individus, les cultures. La fabrique théâtrale de la Base 11/19 mélange des cultures plurielles, des regards, des postures, brouille les pistes d’une définition qui serait figée de l’art et invite les habitants à construire une culture partagée, qui n’est autre que la construction de souvenirs communs, et pourtant si singuliers pour chacun.
Parce que ces quelques lignes ne sont qu’un balbutiement des multiples questions que nous nous posons, nous reviendrons bientôt (dans un article spécifique) sur le lien entre art, culture et démocratie, afin d’éclairer davantage ces liens, convergences, paradoxes et divergences et de partager avec vous les réflexions qui peuplent notre périple.
Auteurs : Aurore Bimont & Marie Verrot
La suite bientôt…
SOURCES
(1) La Voix du Nord, « La « maman » de Culture Commune raconte 25 ans d’aventures artistiques au cœur du bassin minier » », 02/12/2013
(2) Site internet de Culture Commune : http://www.culturecommune.fr/
(3) Communiqué de presse de Sia Habitat, « Cité des Provinces à Lens : Accompagnement artistique et culturel à la réhabilitation d’un patrimoine classé », 8 décembre 2015
(4) Pierre Moulinier, « Histoire des politiques de “démocratisation culturelle” : La démocratisation culturelle dans tous ses états », Hist. dém. cult, juillet 2012
(5) Augustin Girard, « 1961. Ouverture de la première maison de la culture [archive] », Infolettre no 43, 17 février 1999, ministère de la Culture et de la Communication
BorisAubligine
17.06.2016 at 08:25Article super intéressant.